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Le souvenir, objet de rêve

Posté par imsat le 20 janvier 2010

La photo montrant MA en compagnie de Mme B dans le salon de notre villa en 1959, fait partie de celles qui évoquent un bonheur tranquille et une douceur de vivre que je veux conserver comme tels dans ma mémoire.  La charge émotionnelle de cette image et de toutes celles qui lui ressemblent reste une et indivisible; elle est aussi autonome; elle ne saurait donc être relativisée par des souvenirs concurrents.

Je veux également dire ici que si les photos ne me laissent jamais indifférent, c’est parce qu’elles sont le réceptacle indélébile de visages, sourires, regards, tenues vestimentaires, gestes furtifs, poses travaillées ou spontanées, postures mises en scènes, poses prises par surprise, expressions étonnées, regards profonds, yeux clairs ou noirs, yeux noisette, élans, méditations…

Vouloir se souvenir par ce truchement, c’est tenter de reconstituer mentalement ce qui fut mais qui n’est plus en réalité. L’impossibilité de revivre concrètement le passé fait du souvenir un objet de rêve, entretient le rêve au présent, quels qu’en soient la forme et le vecteur.

Lamine Bey Chikhi

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Le passé, c’est d’abord mon père

Posté par imsat le 17 janvier 2010

Pour moi, le passé c’est presque toujours et avant tout mon père. C’est lui qui apparaît en premier, c’est son image qui surgit de diverses façons : le sourire, la carrure, de nouveau le sourire, certains de ses vêtements, sa jolie veste d’hiver, son manteau, sa chevalière, et puis le reste…

Le reste, c’était sa façon de marcher, celle de tous les jours naturellement, mais aussi celle qu’il avait un jour, en revenant de Constantine. Cet après-midi là, sa démarche me parut inhabituelle, laborieuse; j’avais mis cela sur le compte du voyage; je crois, si ma mémoire est bonne, que c’était deux mois avant le ramadhan 1961, donc peu avant sa disparition. 

Je songe également aux moments passés avec lui : j’en ai parlé dans nombre de mes textes; ce n’est pas suffisant; de toute manière, ils remontent périodiquement à la surface. Je revois aussi mon père dans sa rigueur, celle dont il faisait preuve dans la gestion de ses affaires courantes. Il agissait avec une régularité de métronome, c’était saillant.

Sur le plan relationnel, il était convivial, c’était une constante chez lui; dans son bureau de la rue Saint Germain, je le vis maintes fois commander une limonade ou un café pour les  clients qu’il recevait et avec lesquels il conversait chaleureusement.

Lamine Bey Chikhi

 

PS: Pour Mady, les termes du message du 16 janvier (renvoyant au texte sur Nanna) ont retenu toute mon attention. Merci.

 

 

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Un automne finissant (1962-1963)

Posté par imsat le 14 janvier 2010

Ma première école coranique (du moins ce qui en tenait lieu) se trouvait au premier étage de la boulangerie du quartier Beauséjour, en face de la maison de dada Smain. Je la fréquentai assidûment, certes, mais cela ne dura pas longtemps. Trois mois, guère plus. Nous n’étions pas nombreux à assister aux leçons (eddourouss). Notre maître, un cousin du boulanger, prenait sa tâche très au sérieux; il n’avait rien à voir avec mon décrochage prématuré de l’école. Il y avait un problème d’ambiance, d’environnement. Il manquait en tout cas quelque chose, peut-être des couleurs, à cet endroit impersonnel et aux murs tristes et vides. Le sol de la chambre qui nous servait de salle de cours et sur lequel nous nous asseyions en tailleur était glacial. Le ciel que j’observais par moments d’une fenêtre sans persiennes était constamment gris. Cette fenêtre, c’était la seule perspective, le seul angle de vue qui me donnait l’impression de rompre un peu avec l’automaticité et la redondance particulières du cycle lecture-récitation de sourates. Une odeur de pain frais nous parvenait parfois du rez-de-chaussée, mais cela ne suffisait pas à atténuer l’inconfort de notre position. J’associe souvent les images liées à cette période précise à celles d’un automne finissant et morose. Ma perception est donc  d’abord visuelle mais la sensation physique correspondante vient aussitôt en accentuer d’une certaine manière le côté mélancolique.

Ma seconde « école » coranique (hébergée dans le garage Madani) était située à 50 mètres de la maison. Nous étions près d’une quinzaine d’élèves à suivre l’enseignement de Si El Ouanès. Parfois, nous faisions les pitres, enfin quelques uns d’entre nous, ce qui incitait le maître à nous infliger la falaqa (coups de bâton sur la plante des pieds).

En définitive, ce qui devait être mon apprentissage du Coran ne dura pas plus d’une année.

Quant à mon expérience de la médersa, elle fut expéditive. Le jour de la rentrée, le professeur décida de procéder à l’évaluation de notre niveau en langue arabe. Il me fit passer au tableau; j’étais le premier à subir le test. « Pourquoi moi ? » me demandai-je, extrêmement contrarié par ce coup du sort.  Le maître me dicta une phrase que je fus incapable d’écrire correctement;  il m’invita à regagner ma place, sans commentaire;  je me sentis diminué, mal dans ma peau. Je ne remis plus jamais les pieds à la médersa. Quels arguments avais-je présentés à mes proches pour les convaincre de l’impossibilité pour moi de poursuivre les cours ? Je ne m’en souviens plus. C’était juste après l’indépendance.

Je renouai avec la lecture du Coran, en juin 1982, au lendemain de la victoire de notre équipe nationale de football contre l’Allemagne en coupe du monde.

Lamine Bey Chikhi

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Dans la lueur de ses yeux

Posté par imsat le 9 janvier 2010

Fin Août 1960, retour de Quérigut où Ferid et moi venions de passer tout un mois dans un centre de colonie de vacances.

J’étais heureux de revoir les miens. J’étais aussi dans mon élément parce qu’il restait encore deux semaines entières avant la rentrée scolaire.

Mon père avait chargé mon cousin Mouloud, venu de Bougie passer quelques jours à Batna, de nous accompagner à la maison. Mouloud me dit que j’avais pris de l’embonpoint; sa remarque me sembla exagérée; je crois qu’il voulait simplement dire quelque chose pour nous souhaiter la bienvenue; je déduisis quand même de son observation que mon séjour dans les Pyrénées orientales avait été globalement bénéfique.

Quant à mon père, il me paraissait surtout rassuré de nous voir rentrés à bon port; il nous embrassa puis il réintégra son bureau. Un camion de la Sian (Société industrielle de l’Afrique du Nord) était stationné devant l’agence commerciale; H’ssen déchargeait des futs d’huile dans le couloir du dépôt.

Il devait être 14h30 et il faisait très chaud. Il y avait comme une odeur d’essence dans l’air. Sous l’effet de la canicule, l’asphalte s’était ramolli à certains endroits de la rue Saint Germain.

Mon père, disais-je, était souriant et surtout rasséréné. Il contrôlait parfaitement ses émotions. Je le constatai précisément à ma descente de l’autocar de la Stab (Société des transports automobiles batnéens); son accueil était circonspect, sobre. Cela ne m’étonna guère.

Finalement, chez lui, beaucoup de choses passaient par le regard, une économie de mots, un choix des mots essentiels, des non-dits, le primat de l’action, l’élimination du superflu…

Cet après-midi là, il s’était contenté de demander à Mouloud de nous conduire à la maison. Son bonheur de nous voir rentrés de vacances en bonne santé était tout entier contenu dans cette lueur particulière qu’il avait dans les yeux et que je perçus quelques secondes durant. Je compris à nouveau que c’était sa façon à lui d’exprimer ce qu’il éprouvait pour nous.

A peine remis de la fatigue du voyage et à la demande de MA, j’allai rendre visite à Nanna. J’étais ravi de le faire mais je l’étais aussi parce que je portais les vêtements neufs que j’avais achetés à Quérigut.

Lamine Bey Chikhi

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On ne guérit pas de son enfance

Posté par imsat le 2 janvier 2010

Les époques sur lesquelles la focalisation me semble incontournable font partie de celles qui illuminent tout ce sur quoi le regard se pose. Elles suscitent l’émerveillement et donnent à l’enfance ses couleurs, ses lumières.

Chacun sait que les mots sont associés à des idées, à des pensées qui en prolongent le sens, le démultiplient, le photographient dans ses ramifications diverses et variées.

Lorsque je dis « illuminer », ce qui émerge des profondeurs de ma mémoire, ce sont les couleurs bariolées des chemisettes portées par des estivants joyeux attablés sur les terrasses effervescentes du cours Bertagna, à Bône, un soir de juillet 1961. C’est d’abord de cela que je me souviens à la moindre évocation de la ville. Je n’y peux rien !

Aujourd’hui  (Alger, 2 janvier 2010), les souvenirs se bousculent dans ma tête, mais je n’éprouve pas l’envie ni le besoin de les ordonner. J’ai pu le faire par moments parce qu’il y avait à la fois une motivation, un plaisir et, sans doute aussi, une urgence à en relater les plus poignants dans un ordre relativement chronologique. Je ne sais d’ailleurs pas si le mot poignant est approprié; je crois même qu’il ne renseigne pas complètement sur ce que je veux dire de la typologie des souvenirs. En revanche, je peux dire qu’il m’a été assez facile de rassembler puis de restituer à peu-près comme je le souhaitais les images liées à ce que j’ai retenu de mon père et d’autres membres de la famille.

Je perçois souvent les nombreux souvenirs qui défilent devant moi comme on percevrait un générique de film. Certains d’entre eux captent mon attention parce qu’ils apparaissent clairement, d’autres passent inaperçus parce que la mémoire décide pour ainsi dire de les élaguer.

Les séances hebdomadaires de cinéma à l’école Jules Ferry (Batna 1959-1962) font partie de la première catégorie de souvenirs. J’y pense en ce moment mais sans états d’âme. Je me demande quand même si, dans le substrat de ma « culture » cinématographique, certains éléments ne réfèrent pas indirectement aux films (Laurel et Hardy, Charlie Chaplin…), qu’on nous projetait sous le préau de l’école. Rires collectifs, obscurité suggestive du lieu, plaisir ineffable des sens, magie du cinéma…

Comment, dans ce rappel, ne pas se souvenir du chant du coq qui annonçait les actualités de l’époque ?

Les filles du quartier Beauséjour (Batna, 1963-1965) : je pense en particulier à celles dont on disait qu’elles étaient modernes; il y avait Naziha, Nafissa, Rachida, Salima ainsi que la soeur, longiligne, du gars aux cheveux gominés et au regard sombre, et qu’on surnommait Tarzan. Il y avait aussi Zozo qui passait parfois non loin de la villa. Elles étaient toutes sympathiques et charmantes. Elles s’habillaient à la mode et faisaient l’événement rien qu’en allant faire leurs courses chez l’épicier du quartier. On commentait leur physique, on s’étonnait de leur façon de marcher, détendue et déterminée en toutes circonstances. C’était peu après l’indépendance.

Avant l’indépendance (Batna 1960-1961), le spectacle était différent: je regardais de jeunes françaises danser sur leurs patins à roulettes; je les voyais venir, zigzaguant gracieusement jusqu’à la préfecture puis revenant avec le même entrain, les mêmes éclats de rire. Faiza, aussi, chaussait souvent ses patins à roulettes. Elle se souvient surtout de l’avoir fait le 19 mars 1962 (cessez-le-feu) lors d’une course improvisée qu’elle remporta face à une de ses concurrentes françaises. Le policier en faction à l’entrée de la préfecture la complimenta; c’était un algérien.

L’indépendance (Batna, 5 juillet 1962) : déambulations sur les allées Bocca toute la journée et une partie de la nuit avec Zakia et Faïza. Musiques et chants patriotiques diffusés via de puissants hauts parleurs, embouteillages, concert de klaxons, flots ininterrompus de promeneurs venus de tous les coins de la ville.  Même ma mère et Ma Zohra étaient sorties, oubliant de fermer la porte de la maison.  Vers 20 h, je fis une incursion dans le quartier.  Le désert !  Ils étaient tous en ville. Je retournai aux Allées.  Zakia tenait à savoir combien d’hommes la regardaient; elle se mit à compter les regards qu’elle parvenait à accrocher. Elle me disait que c’était un jeu et que ça l’amusait. Faiza prenait des photos. Je portais des mocassins marron; j’étais soucieux de ne pas en abimer la semelle de crêpe; je m’arrêtais par moments pour m’assurer que leur état était toujours intact. Je n’étais pas tout à fait conscient de l’indépendance ni de ce qu’elle représentait; j’étais loin de comprendre ce qu’elle symbolisait. Pour tout dire, dans l’ambiance du moment,  je ne me rendais pas compte que j’entrais dans une ère qui allait finir par effacer la réalité de la veille et en transformer profondément bien des sensations qu’elle avait suscitées en moi des années durant.

L’euphorie des autres, la liesse populaire, la foule, le bruit, tout cela était transcendant. Ma tête était vide. Ce jour-là, pour moi, Jean-Paul, Joseph et Patrick n’existaient pas. On aurait même dit qu’ils n’avaient jamais existé. Où étaient-ils, à quoi pensaient-ils ?

Lamine Bey Chikhi

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