Les époques sur lesquelles la focalisation me semble incontournable font partie de celles qui illuminent tout ce sur quoi le regard se pose. Elles suscitent l’émerveillement et donnent à l’enfance ses couleurs, ses lumières.
Chacun sait que les mots sont associés à des idées, à des pensées qui en prolongent le sens, le démultiplient, le photographient dans ses ramifications diverses et variées.
Lorsque je dis « illuminer », ce qui émerge des profondeurs de ma mémoire, ce sont les couleurs bariolées des chemisettes portées par des estivants joyeux attablés sur les terrasses effervescentes du cours Bertagna, à Bône, un soir de juillet 1961. C’est d’abord de cela que je me souviens à la moindre évocation de la ville. Je n’y peux rien !
Aujourd’hui (Alger, 2 janvier 2010), les souvenirs se bousculent dans ma tête, mais je n’éprouve pas l’envie ni le besoin de les ordonner. J’ai pu le faire par moments parce qu’il y avait à la fois une motivation, un plaisir et, sans doute aussi, une urgence à en relater les plus poignants dans un ordre relativement chronologique. Je ne sais d’ailleurs pas si le mot poignant est approprié; je crois même qu’il ne renseigne pas complètement sur ce que je veux dire de la typologie des souvenirs. En revanche, je peux dire qu’il m’a été assez facile de rassembler puis de restituer à peu-près comme je le souhaitais les images liées à ce que j’ai retenu de mon père et d’autres membres de la famille.
Je perçois souvent les nombreux souvenirs qui défilent devant moi comme on percevrait un générique de film. Certains d’entre eux captent mon attention parce qu’ils apparaissent clairement, d’autres passent inaperçus parce que la mémoire décide pour ainsi dire de les élaguer.
Les séances hebdomadaires de cinéma à l’école Jules Ferry (Batna 1959-1962) font partie de la première catégorie de souvenirs. J’y pense en ce moment mais sans états d’âme. Je me demande quand même si, dans le substrat de ma « culture » cinématographique, certains éléments ne réfèrent pas indirectement aux films (Laurel et Hardy, Charlie Chaplin…), qu’on nous projetait sous le préau de l’école. Rires collectifs, obscurité suggestive du lieu, plaisir ineffable des sens, magie du cinéma…
Comment, dans ce rappel, ne pas se souvenir du chant du coq qui annonçait les actualités de l’époque ?
Les filles du quartier Beauséjour (Batna, 1963-1965) : je pense en particulier à celles dont on disait qu’elles étaient modernes; il y avait Naziha, Nafissa, Rachida, Salima ainsi que la soeur, longiligne, du gars aux cheveux gominés et au regard sombre, et qu’on surnommait Tarzan. Il y avait aussi Zozo qui passait parfois non loin de la villa. Elles étaient toutes sympathiques et charmantes. Elles s’habillaient à la mode et faisaient l’événement rien qu’en allant faire leurs courses chez l’épicier du quartier. On commentait leur physique, on s’étonnait de leur façon de marcher, détendue et déterminée en toutes circonstances. C’était peu après l’indépendance.
Avant l’indépendance (Batna 1960-1961), le spectacle était différent: je regardais de jeunes françaises danser sur leurs patins à roulettes; je les voyais venir, zigzaguant gracieusement jusqu’à la préfecture puis revenant avec le même entrain, les mêmes éclats de rire. Faiza, aussi, chaussait souvent ses patins à roulettes. Elle se souvient surtout de l’avoir fait le 19 mars 1962 (cessez-le-feu) lors d’une course improvisée qu’elle remporta face à une de ses concurrentes françaises. Le policier en faction à l’entrée de la préfecture la complimenta; c’était un algérien.
L’indépendance (Batna, 5 juillet 1962) : déambulations sur les allées Bocca toute la journée et une partie de la nuit avec Zakia et Faïza. Musiques et chants patriotiques diffusés via de puissants hauts parleurs, embouteillages, concert de klaxons, flots ininterrompus de promeneurs venus de tous les coins de la ville. Même ma mère et Ma Zohra étaient sorties, oubliant de fermer la porte de la maison. Vers 20 h, je fis une incursion dans le quartier. Le désert ! Ils étaient tous en ville. Je retournai aux Allées. Zakia tenait à savoir combien d’hommes la regardaient; elle se mit à compter les regards qu’elle parvenait à accrocher. Elle me disait que c’était un jeu et que ça l’amusait. Faiza prenait des photos. Je portais des mocassins marron; j’étais soucieux de ne pas en abimer la semelle de crêpe; je m’arrêtais par moments pour m’assurer que leur état était toujours intact. Je n’étais pas tout à fait conscient de l’indépendance ni de ce qu’elle représentait; j’étais loin de comprendre ce qu’elle symbolisait. Pour tout dire, dans l’ambiance du moment, je ne me rendais pas compte que j’entrais dans une ère qui allait finir par effacer la réalité de la veille et en transformer profondément bien des sensations qu’elle avait suscitées en moi des années durant.
L’euphorie des autres, la liesse populaire, la foule, le bruit, tout cela était transcendant. Ma tête était vide. Ce jour-là, pour moi, Jean-Paul, Joseph et Patrick n’existaient pas. On aurait même dit qu’ils n’avaient jamais existé. Où étaient-ils, à quoi pensaient-ils ?
Lamine Bey Chikhi