Sisseglingou
Posté par imsat le 3 avril 2010
« Excellence, la rue Latrol où je réside préfigure, à l’échelle microcosmique, le dépérissement irrémédiable, la dislocation inexorable de la ville et, par extrapolation, du pays… »
C’est ainsi que Sisseglingou a introduit son dernier courrier au Président de la République. Au reste, ce n’est pas la première fois qu’il écrit au chef de l’Etat. Quand il parle à ses proches de ses requêtes, on ne le prend pas au sérieux ou alors on lui signifie que jamais ce type de correspondance ne parvient à destination.
« Tu perds ton temps » lui dit-on aussi quelquefois. Cela ne le dissuade pas pour autant de poursuivre une démarche qui ne lui coûte rien financièrement puisque lorsqu’on écrit au Président, l’envoi est gratuit. A la poste, on a fini par le connaître depuis le temps qu’il écrit au Président. Sisseglingou écrit aussi à d’autres institutions, une à deux fois par mois. « Pour les faire bouger » pense t-il. Il sait pourtant que la machine administrative est complètement rouillée, obsolète, frappée d’inertie, que personne ne fait vraiment son travail, qu’un peu partout dans le pays les gens sont payés à ne rien faire, grâce à l’argent du pétrole.
Il a tout de même fini par trouver un fondement à ses lettres : il considère en effet que si parmi les personnes susceptibles d’en prendre connaissance, il devait y en avoir une seule que cela intéresserait, ne serait-ce que par curiosité, eh bien, il atteindrait son objectif. Le message finirait par passer au moins visuellement, les idées se propageraient. Ce serait le début d’un processus. Il légitime de la sorte sa propension à vouloir écrire à tout prix. D’ailleurs, que ferait-il s’il devait cesser d’écrire ? Parfois il se le demande.
Pour l’heure, ce qui l’inquiète le plus lorsqu’il affronte la rue Latrol, les yeux dans les yeux, chaque matin, c’est que tout se déglingue. Depuis deux ans, la rue est devenue un véritable capharnaüm. En plus, des jeunes autoproclamés gardiens de parkings ont carrément détourné le sens de la circulation, bloqué l’accès à l’impasse, mis en place un système de stationnement qui a complètement asphyxié la rue. Ce diktat générateur de nuisances de toutes sortes l’irrite au plus haut point. La situation ne fait qu’empirer; il le constate au quotidien; il sait que les autorités laissent faire à cause du chômage et de leur incapacité avérée à le juguler.
Beaucoup ici disent que les jeunes qui squattent les lieux comme ils l’entendent n’ont pas d’autre choix; si on les embête trop, ils prennent le large (on les appelle les harraga, les brûleurs de frontières) ou alors le maquis où ils iraient grossir les rangs des groupes terroristes encore en activité.
Il lui arrive d’en discuter avec A, M, ou F mais il n’est jamais d’accord avec eux sur le diagnostic du mal ni sur les remèdes éventuels. Et puis, il est convaincu que la conceptualisation ne peut rien face aux phénomènes de masse; elle les explique sans plus.
La rue Latrol, c’est comme une enclave, mais ce n’est pas la seule; partout ailleurs dans le pays c’est la même chose. Chaque rue de chaque ville est devenue un territoire que des jeunes exclus de tout se sont appropriés, une zone de non-droit généralement cernée d’immondices, hideuse comme les immeubles environnants. Les riverains participent à la déliquescence qu’ils ne se privent pas de critiquer par ailleurs. La semaine dernière, l’un d’entre eux s’est débarrassé de sa vieille baignoire en la déposant sur le trottoir d’en face. Elle y est encore. De telles pratiques ne sont pas exceptionnelles.
« Il faut se faire une raison » conseille t-on à Sisseglingou dans son entourage quand il s’insurge à sa façon contre cette descente aux enfers. Mais qu’est-ce que se faire une raison lorsque, de toute évidence, cela équivaut à une résignation devant ce qu’il considère comme un compromis dévastateur impliquant les populations et ceux que certains appellent encore les élites?
Sisseglingou se sent piégé, écrasé par ce « pacte » régressif qui a néantisé les valeurs d’autrefois, celles auxquelles seuls quelques rêveurs irréductibles, comme lui, essaient encore de tenir.
Rue Latrol, tous les après-midi, dès 14h, entre des bennes à ordures pleines à craquer et les camionnettes poussiéreuses des vendeurs ambulants, les enfants de l’ex cité U (cette bâtisse dont le mode de gestion a déteint sur le quartier, le transformant peu à peu en une espèce de favela), jouent au ballon bruyamment. La plupart de ces gamins ont été exclus du système scolaire; les autres ne vont que rarement à l’école car les enseignants sont souvent en grève ou souffrants.
Sisseglingou se souvient du jour où K lui demanda d’expliquer à François, son copain de Lille qu’il avait invité à venir passer quelques jours, comment la situation dans laquelle se trouvait le quartier faisait partie des stigmates des émeutes d’octobre 1988. C’était difficile à soutenir d’autant que François était venu deux ans après, c’est-à-dire après un laps de temps censé avoir effacé toute trace des dégâts liés aux événements. Mais du fait de l’insistance de K qui voulait absolument faire bonne figure devant son camarade, Sisseglingou défendit cette thèse avec force arguments. C’était quelques mois avant la grève insurrectionnelle de juin 1991, avant le début de la fin…
Lamine Bey Chikhi
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