Un de mes textes précédents s’intitulait Le passé c’est d’abord mon père, titre dont je continue de penser qu’il a été profondément réfléchi compte tenu de la place particulière de mon père dans mes souvenirs d’enfance. Je ne changerai pas d’un iota ce que j’ai dit à cet égard. Cependant, la disparition de ma mère impose un ajustement : désormais, le passé pour moi c’est aussi ma mère.
Vivante, ma mère faisait des incursions périodiques dans mes évocations mais j’en parlais en étant parfaitement conscient du fait qu’elle était encore parmi nous, avec moi. Tout passait par la conscience que j’avais de ce qu’elle était, de son quotidien, de son histoire, de son vécu. Aujourd’hui, ma vision change forcément…
Ces derniers jours, je me suis surpris à faire le parallèle entre les émotions suscitées respectivement par la disparition de mon père il y a de cela 50 ans, et celle de ma mère il y a très exactement trois mois. Ce n’est pas du tout la même chose.
Relation fusionnelle avec ma mère ? c’est vrai. Comment du reste qualifier autrement un dialogue tous azimuts, des conversations sur pratiquement tout, une réelle complicité, des convergences quasi idéales ?
Les « tiraillements » entre nous étaient rarissimes; ils ne pesaient rien devant l’harmonie fondamentale, transcendante de nos échanges. Encore nos divergences avaient-elles trait surtout au suivi de son régime alimentaire, un peu aussi au fait que je restais assez réticent sur certains types d’intrusions alors que ces interférences ne la dérangeaient pas du tout.
Je connaissais bien ma mère alors que pour mon père, je parlerais plutôt d’images, d’impressions. Avec ma mère, il y avait le coeur et la raison; c’était complémentaire; avec mon père, l’émotion, je l’ai éprouvée à l’âge adulte; c’était une émotion contrôlée, décalée; quand je pense à ma mère, et je le fais tous les jours, souvent même plusieurs fois par jour, ça me prend aux tripes. Je n’ai pas ressenti quelque chose d’émotionnellement consistant dans le sillage du décès de mon père; il y a eu chez moi un étonnement, sans doute aussi des interrogations élémentaires face à l’événement de la mort que je venais de découvrir concrètement; j’avais 9 ans. Une enfance et une adolescence qualitativement bien encadrées m’ont permis de relativiser le tragique et la portée de la situation. Avec ma mère, c’était la vie au jour le jour, un tête-à-tête lisse, toujours réciproquement réconfortant, agréable.
Pour mon père, j’ai éprouvé un besoin de rattrapage que j’ai essayé de combler sur un plan intellectuel tandis que pour ma mère, il m’arrive de penser que j’aurais pu faire et me comporter différemment dans nombre de circonstances. Je me dis, par exemple, que j’aurais dû m’abstenir de lui parler comme je l’ai fait à maintes reprises des incertitudes qui me paraissaient peser sur les perspectives algériennes même si je savais que mon propos était globalement justifié. J’aurais dû aussi lui sourire plus souvent. Je faisais parfois des mimiques mais ça ne la faisait rire que modérément. J’aurais dû lui dire bonjour en arabe tous les matins au lieu de salut; elle, en tout cas, me disait toujours « sabah el khir » la première…
Lamine Bey Chikhi