Fragments d’un parcours (deuxième partie)
Posté par imsat le 12 mars 2011
Je continue d’évoquer des aspects saillants de ce parcours en fonction de mon inspiration. Il n’y a donc pas de plan préétabli dans cette démarche. Pour aujourd’hui, par exemple, j’ai hésité entre deux réflexions, la première sur un parallèle entre mon père et moi, la seconde sur le sort que les hommes réservent à des noms de lieux ou à des événements sous la pression de l’histoire. J’aimerais commencer par la plus subjective des deux.
Le jour et la nuit : En général, je suis dans l’introspection, l’arrêt sur images, la spéculation intellectuelle, la sédentarité tandis que lui était partout et d’abord dans l’action, répondant aux sollicitations des autres, se comportant respectueusement avec eux, indépendamment de leur condition sociale ou de leur statut professionnel. Il prenait à bras le corps les problèmes, tous les problèmes, ceux qui le concernaient directement comme ceux qu’induisaient ses activités extra professionnelles. Avec lui, ça ne traînait pas, ça ne pouvait pas traîner. Les écrits laissés par ses soins, la multiplicité de leur objet, le sérieux de leur contenu, leur régularité, l’attestent largement, outre bien entendu les acquis matériels qu’il a pu engranger par un labeur de tous les jours. Il était égal à lui-même, chaleureux, sociable, réceptif à tout ce qui annonçait une innovation. En somme, il était moderne. Sur le plan psychologique, il était extraverti; je ne le suis pas du tout, préférant cultiver mon conservatisme, ma nostalgie, demeurant par ailleurs sur mes gardes par rapport à presque tout et n’importe quoi. Il était parfaitement ancré dans le réel, le champ social, la sphère familiale tandis que je suis dans la méditation, le doute, le repli. Un point nous rapproche : le goût de l’écrit; je le tiens de lui, encore que je trouve son style nettement plus fluide, plus pragmatique que le mien, plus adapté aussi à l’objectif recherché. Autre différence : pour lui, l’écrit c’était un moyen, un instrument de travail, de communication alors que chez moi c’est presqu’une fin en soi, un absolu, peut-être aussi une façon de contourner les choses. Plus globalement et hormis la convergence sur l’importance accordée à l’écrit, je suis aux antipodes de la manière qu’il avait de « gérer » la vie. De ce point de vue, entre lui et moi, l’opposition est fondamentale, un peu comme ce qui distingue le jour de la nuit.
Avenue Georges Clémenceau. J’avais complètement oublié qu’il existait jusqu’en 1962 une avenue Georges Clémenceau à Batna. J’ai pu me rafraîchir la mémoire à cet égard grâce aux archives de mon père, en particulier une facture du 4 avril 1961 établie par l’imprimerie administrative et commerciale Bonnat & Cie sise au N°32 de cette artère. Mon père achetait dans cet établissement des carnets de tickets pour le Select douches qu’il avait fait construire en 1958. J’avoue que ce qui m’a intéressé en priorité en « autopsiant » la facture, c’est le nom de l’avenue davantage que celui de l’imprimerie. Je le redécouvrais pour ainsi et cela semblait passer d’abord par sa sonorité agréable et sa visibilité (je ne sais plus qui a dit qu’un joli nom faisait la moitié d’une réputation). C’est par ce biais qu’il m’a paru familier voire intimement lié à mon background historique et cullturel. J’ai été à la fois ravi et étonné de lire que l’une des principales avenues de la ville avait porté le nom d’un ancien président du Conseil (1917-1920) qui s’était distingué en s’opposant farouchement à Jules Ferry à propos de la colonisation, récusant explicitement dans son argumentaire la théorie de la hiérarchie des races humaines. Tout en poursuivant le tri des documents que j’avais sous les yeux, je me suis interrogé sur la place des noms de lieux dans la connaissance de l’histoire, les conditions dans lesquelles on est censé baptiser ou débaptiser des rues, des boulevards, des avenues, ainsi que sur l’exposé des motifs d’une décision de remplacement d’un nom par un autre dans l’espace public. Et en effet, quel sens donner à la démarche qui consiste à effacer des noms propres tout en maintenant, rarement intacts au demeurant, les édifices et/ou les rues qui les portaient auparavant ? Pourquoi, à la place des anciennes appellations, on n’en propose pas toujours d’équivalentes ni d’un point de vue symbolique ni au plan de la profondeur ou de la consistance historique? Pourquoi ne se donne t-on pas le temps de réfléchir avant de faire table rase de ce qui a pu incarner telle ou telle partie de l’histoire ?
Au-delà de l’itinéraire individuel : Je ne dirai jamais assez l’importance que revêtent pour moi les documents laissés par mon père et dont je savais depuis longtemps qu’ils étaient tous de nature à m’éclairer autant sur des tranches de vie que sur une époque. Naturellement, j’aurais aimé m’intéresser aussi à d’autres sources décryptables pour le même objectif. Je pense ainsi aux témoignages qui auraient pu être recueillis au sein de la famille (considérée lato sensu) auprès de ceux qui pouvaient encore nous raconter ne fût-ce que quelques uns de leurs souvenirs de la première moitié du siècle dernier. Pour diverses raisons, cela n’a pu se faire. Je m’en suis partiellement expliqué dans certaines de mes évocations. En écrivant cela, je donne peut-être l’impression de ne pas vouloir aller droit au but dans mon propos. C’est que pour faire parler des écrits au contenu généralement sommaire, parcellaire, résiduel, il faut dès le départ baliser la méthode, ne pas céder à la facilité, privilégier les hypothèses, le questionnement, les suppositions, procéder par petites touches, relativiser. Cette exigence s’impose a fortiori lorsqu’elle est connectée à une proximité familiale, donc subjective. C’est pourquoi, « Fragments d’un parcours » est un titre qui m’a paru convenir non seulement à ce que je projetais de dire de mon père mais également aux possibilités que j’aurais d’aller au-delà de son seul itinéraire et d’explorer les pistes suggérées par les documents disponibles. Extrapoler, interpréter, s’interroger, supposer, s’étonner, décloisonner, se faire plaisir, imaginer, ressentir…c’est un peu à toutes ces manières que je songeais en optant pour une approche atomisée de la vie de mon père. Cela reviendrait à traiter chaque trace écrite aussi bien dans son rapport à un homme que dans ce qu’elle donnerait à voir au triple niveau historique, philosophique et culturel.
Recoupements: L’idée que j’avais d’exploiter les documents disponibles pour en tirer le maximum d’informations n’était limitée par aucun préjugé ou préalable de principe. En revanche, je savais que les écrits à découvrir ne susciteraient pas le même regard ni le même intérêt de ma part. Je continue de le penser tout en restant convaincu néanmoins qu’il y a souvent à apprendre d’un papier quel qu’il soit, y compris de celui qui présente l’apparence de l’insignifiance. Certains supports documentaires peuvent eux aussi aider à comprendre des situations. Qu’en est-il tout de même des enveloppes qui ont déjà servi et dont on ne retrouve pas les lettres correspondantes ? Je me pose la question en référence à une enveloppe timbrée, de couleur bleue, portant l’en-tête de la ligue Constantinoise de football association (23 rue Cahoreau, Constantine) et libellée aux nom et adresse de mon père. Le cachet de la poste, encore parfaitement visible, mentionne la date du 8 septembre 1941. En l’absence d’indices complémentaires, je ne peux que m’interroger. Mon père était-il membre de cette ligue ? Dans l’affirmative, l’était-il comme représentant d’un club de Batna ou bien à un autre titre ? Qu’y avait-il dans l’enveloppe ? Une convocation? un avis ? une réponse à un courrier ? Il y a comme cela des traces qui ne disent pas grand-chose a priori mais qui pourraient crédibiliser les suppositions éventuelles. Parfois, ce dont on dispose permet de répondre partiellement aux questions que l’on se pose. Je pense par exemple à cette carte d’adhérent de la Croix rouge française établie au nom de mon père au titre de l’année 1954 pour une cotisation de 1000 frs. Je n’ai rien trouvé qui puisse corroborer l’hypothèse d’un renouvellement de la carte après 1954. Reliées à d’autres sources déjà évoquées, ces indications confirment à tout le moins que même s’il s’investissait pleinement dans son travail, mon père trouvait toujours le temps de s’impliquer dans des activités à caractère socio culturel, sportif ou humanitaire.
Fracture: Certaines des lettres retrouvées génèrent des images qui me sont familières. C’est le cas de la missive adressée le 10 octobre 1959 par mon père au directeur de la société de construction Colas Algérie (rue de Dole Alger) Centre de Batna. Dans ce courrier qui faisait suite à une entrevue du même jour avec la même personne, mon père proposait au responsable de Colas de lui préter les 2 pièces de l’appartement de son cousin Hamid, situé rue du Casino, pour y loger les comptables de la société, en émettant toutefois une réserve sur la durée de la location. Si j’en parle, c’est surtout parce que je connais le nom Colas depuis longtemps. Le souvenir qu’il déclenche en moi remonte aux premières années de l’indépendance. Je me rappelle assez nettement les camions citernes et les autres équipements entreposés par cette entreprise sur les terrains vagues qui se trouvaient devant l’école maternelle, non loin de notre maison, là où les ouvriers de Colas devaient finalement creuser des fondations. Je me souviens avoir été fortement contrarié par cette soudaine intrusion dont je sentais bien qu’elle allait profondément bouleverser mon environnement immédiat. En 1960, l’endroit avait accueilli le cirque de Paris; c’était aussi le lieu où nous organisions d’interminables parties de foot durant la période 1962-1964. Pour moi, Colas ça évoque d’abord cette « fracture », la disparition de nos deux terrains de foot, la néantisation des grands espaces, la fin d’une époque.
De l’émotion à la raison : En relatant, il y a un peu plus d’une année, quelques-uns des moments forts vécus avec mon père, je croyais avoir épuisé ce que je souhaitais dire de lui sur un plan personnel. Sur le reste, autrement dit sur tout ce qui pouvait se rapporter à son travail, à sa vie sociale, les souvenirs que j’ai conservés restent très en-deçà de la réalité. Ce sentiment s’est d’ailleurs trouvé assez rapidement conforté à la faveur de la première consultation des archives récupérées. Par moments, il me semble que je n’ai commencé à connaître vraiment mon père qu’après avoir entrepris de traiter son legs documentaire. Je ne sais même pas si je peux considérer ce que j’ai appris via les traces écrites comme un ensemble d’éléments de nature à compléter ce que ma mémoire a sauvegardé de lui. La source n’est pas la même; la perspective non plus. Les souvenirs d’enfance relèvent de l’émotion, de l’image pure, dénuée de commentaire, muette tandis que la décortication de documents procède d’une démarche organisée, froide qui n’exclut peut-être pas la subjectivité mais qui la relègue quand même à l’arrière-plan. C’est surtout en disséquant des références palpables que j’ai eu l’impression de découvrir mon père. Certes, l’étape de la lecture de documents n’échappe pas entièrement à la tentation mélancolique (mélancolie liée à nombre de circonstances) mais le passage à l’écriture vient réduire de façon significative la dimension sentimentale du propos.
Anticipation : Aujourd’hui, si je devais réécrire le texte intitulé « La vie, si mon père… » (18 juillet 2009), je le ferais complètement différemment. A l’époque, ma courte réflexion visait plus à soulever la question dans sa généralité qu’ à y apporter des éléments de réponse. Il s’agissait aussi pour moi de faire savoir qu’il m’arrivait d’y songer et d’en parler avec mes proches. En imaginant alors quelque peu confusément les perspectives possibles, je ne m’étais pas encore imprégné des archives de mon père. Je connaissais leur importance, leur valeur sentimentale, leur portée culturelle; je savais qu’elles m’éclaireraient sur de nombreux aspects de sa vie mais je ne souhaitais pas encore en examiner le détail. Je les avais survolés à maintes reprises, m’arrêtant quelquefois sur tel ou tel document, en me promettant d’y revenir en temps opportun. J’étais d’abord heureux d’en prendre connaissance, d’établir avec eux une prise de contact, pour ainsi dire; mais je l’étais également à l’idée d’en reprendre la revue ultérieurement (« dans un futur proche » pensais-je) et de diverses manières. J’étais ravi de pouvoir ainsi disposer d’un bien à la fois immatériel et tangible de mon père, de le jauger, de le toucher, de le sentir, en me disant que je prendrais un jour tout le temps de le considérer autrement, attentivement. Cette potentialité m’était agréable; j’anticipais intellectuellement des instants de bonheur à partir d’archives que je mettais en réserve.
Un homme, une époque: Parler de mon père comme je le fais, c’est évidemment songer à une époque. Cependant, souligner cette connexité n’implique pas nécessairement que j’en précise les contours ni que j’en fasse une approche critique. Au vrai, je n’ai jamais été tenté d’explorer cette dimension, probablement en raison de sa connotation historique particulière. Je me suis toujours contenté d’effleurer cet aspect ou plutôt de le suggérer à travers des dates, des noms de personnes, des noms de rues, de lieux. Le renvoi au contexte historique, à ses spécificités, à ses répercussions, reste implicite. Il ne m’a pas semblé utile d’approfondir cet aspect pour appuyer, fonder ou situer mon propos sur le parcours de mon père. Cela étant, j’ai quand même envie de dire la fascination qu’exerce sur moi l’époque considérée (années 1930-1940). Le sentiment que j’éprouve à cet égard se confond avec ce que je ressens profondément pour mon père. J’aime l’époque en question d’abord et surtout parce que j’admire tout ce que mon père a fait, tout ce qu’il a été à ce moment-là. Le syllogisme peut être inversé; le corollaire reste le même; mon sentiment ne change pas. Je me demande seulement si, en hypertrophiant le modèle que représente mon père, je n’en idéalise pas inconsciemment le cadre temporel .
Lamine Bey Chikhi
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