Apprendre à se souvenir

Posté par imsat le 11 février 2012

Trois jours de « réclusion ».Dehors, il fait -2°. Il pleut sans arrêt depuis plus d’une semaine et il a même neigé sur les hauteurs de la ville, ce qui a perturbé nombre de services publics et de commerces. Que faire ? Je m’interroge en songeant à la nécessité pour moi sinon d’anticiper du moins de m’habituer aux situations génératrices de dysfonctionnements, y compris les plus anodines en apparence, en prenant un minimum de précautions. Je range quelques livres; je tombe sur L’étranger. Je me dis: « Certes, je l’ai déjà lu et relu mais pourquoi ne pas le relire une énième fois ? ». Le récit de Camus est court (187 pages) et fluide, il se lit facilement; je le sais et cela m’incite à m’y intéresser à nouveau. Au reste, on ne lit jamais un livre de la même façon. Cette fois, je le fais en m’aménageant des pauses plus ou moins longues entre les chapitres: je réfléchis au sens des mots, des tournures de phrases. Parfois, ce sont des mots simples, des expressions ordinaires comme par exemple « ça m’est égal« , mais il y a des propos que je trouve particuliers comme: « De toute façon, on est toujours un peu fautif… » , « j’ai pensé que c’était un Dimanche de tiré »… « Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon temps… » ou encore: « Je ne voyais pas de raison pour changer ma vie… »  »Or, à bien réfléchir, je n’étais pas dans un arbre sec, il y avait plus malheureux que moi… ».

J’avais raison : relire un auteur, c’est l’appréhender autrement, le redécouvrir complètement. C’est ce que j’ai dit hier à Khalim. Je lui ai téléphoné pour m’enquérir de sa situation et voir comment il se débrouillait à Constantine où la neige continuait de tomber en abondance, contraignant bien des gens à rester chez eux, comme dans d’autres villes du pays.

« Je ne suis pas sorti depuis pas mal de jours et je m’ennuie un peu » m’a t-il dit.

« Moi non plus, je n’ai pas bougé mais j’en ai profité pour relire L’étranger »

« Bah ! Camus, mieux vaut ne pas m’en parler » m’a t-il rétorqué

« Pourquoi ? »

« A cause de ses prises de position durant la guerre d’Algérie »

« Mais je ne te parle pas de ses idées politiques. L’étranger, c’est autre chose; je voulais te citer certains propos intéressants de l’auteur »

  »Comme quoi par exemple ? »

« Précisément au sujet de la solitude et de ce qu’elle induit de négatif, il fait dire à Meursault, le personnage central du récit : » …A part ces ennuis, je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout dès l’instant où j’ai appris à me souvenir ».

« C’est profond, n’est-ce pas? ai-je fait observer à Khalim,

« Bof ! »m’a t-il répondu

« Attends, écoute la suite, ce n’est pas long »:  « J’ai compris alors qu’un homme  qui n’aurait vécu qu’un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer »

Khalim ne m’entendait plus, il parlait en même temps que moi. Je lui ai demandé de parler lentement. Il s’est alors mis à déclamer en arabe des vers évoquant le souvenir, ses arcanes, sa résonance, son éternité, en précisant au passage qu’ils étaient du poète algérien Mohamed Lakhdar Essaihi, dont je savais qu’il occupait une place non négligeable dans la littérature arabe. Je lui ai dit qu’ils ne me laissaient pas indifférents mais que, selon moi, Proust restait le maestro de la décortication, de l’exploration la plus fine, la plus achevée de la question du souvenir.

« Donc, à ton avis Essaihi aurait copié Proust ? »

« Il s’en est peut-être inspiré comme de nombreux auteurs, si toutefois il l’a lu. De toute manière, Proust reste inégalable; il a passé sa vie à disséquer ses réminiscences dans leurs moindres recoins; il l’a fait dans un style extraordinairement inventif; son écriture est saisissante, elle conduit  le lecteur dans les profondeurs de la mémoire individuelle et lui permet d’en découvrir les ressorts, la magie… ».

Nous avons glissé imperceptiblement de Camus à Proust en passant par Essaihi, mettant entre parenthèses pendant un court instant les désagréments de cet hiver exceptionnellement glacial et la mélancolie ambiante, ce qui était sans doute le plus important pour nous ce jour-là même si, en mon for intérieur, j’estimais que la comparaison entre ces auteurs était un peu tirée par les cheveux.

Lamine Bey Chikhi

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