Une résilience en dents de scie

Posté par imsat le 11 mars 2017

L’écrivain français d’origine martiniquaise, Patrick Chamoiseau a accordé un entretien intéressant à La VieEco (3 mars 2017) dans le sillage de son dernier roman La matière de l’absence (le Seuil, septembre 2016). Il y aborde deux points qui m’ont particulièrement interpellé: la thématique du deuil et la nécessaire distinction entre l’intellectuel et l’artiste.   Sur la résilience, le romancier, prix Goncourt en 1992, déclare: « La question du deuil est pour moi une épreuve personnelle et non une question communautaire. A partir de là, faire son deuil est une auto-initiation et il est impossible d’en déterminer précisément la durée. C’est quelque chose de très variable. Cela peut être immédiat, différé ou carrément ne jamais se faire. Moi, il m’a fallu seize ans, d’une certaine manière. Passé le choc de l’annonce (du décès de ma mère), j’ai passé dix à quinze ans sans y penser, jusqu’à ce que l’approche littéraire et l’exploration artistique esthétique de moi-même aient fait resurgir ce sentiment. En tout cas, cela nous renseigne sur la problématique contemporaine de savoir où se trouve le fonds symbolique et comment organiser des rituels laïcs, dans des sociétés d’individus » . En ce qui concerne le distinguo qu’il établit entre l’intellectuel et l’artiste, il dit: « Moi, je ne suis pas un intellectuel. Je me considère comme un artiste. Car l’intellectuel fonctionne avec un soubassement scientifique, en maniant des concepts et des systèmes de pensées. Il produit des organismes de connaissance qui sont liés à une démarche scientifique. L’artiste, lui, a un mode de connaissance esthétique. Je produis des organismes sensibles pour comprendre mon deuil, mon rapport à la mort, au grand mystère de la vie. Alors j’écris, comme j’aurais pu peindre ou faire de la musique. C’est avec l’écriture que j’ai interrogé les réalités créoles et antillaises. C’est avec l’écriture que je me pose la question de la globalisation économique, de la mondialité qui en découle et qui brasse les sensibilités en dépassant les anciennes catégories identitaires, du territoire, de la langue, de la couleur de peau, etc. Tout cela est relativement obscur et difficile à penser, sans la pensée artistique que nous produisons » .  Cette réflexion est censée remettre les pendules à l’heure et recadrer tous ceux, et ils sont légion, qui s’autoproclament intellectuels ou qu’on catégorise comme tels alors qu’ils n’en remplissent aucune des conditions. Manier des concepts et des systèmes de pensées, produire des organismes de connaissance qui sont liés à une démarche scientifique, comme le souligne Chamoiseau, c’est placer très hauts et légitimement les critères d’éligibilité au statut d’intellectuel. Le statut de l’artiste est tout aussi exigeant. Les passerelles ne manquent pas entre les deux modes de connaissance. L’observation critique les rapproche, de même que le sens de l’esthétique et l’écriture. Je pense, au regard de cette définition, qu’on peut être à la fois un intellectuel et un artiste. Les analogies sont à approfondir. A priori, les positions de l’auteur se suffisent à elles-mêmes et n’ont donc pas besoin d’être commentées. On  pourrait juste se contenter de le relever mais on pourrait aussi tirer profit de l’interactivité dont elles sont porteuses pour dire le plaisir que l’on éprouve à lire de tels propos marqués par une justesse quasi absolue. Il est également clair que certaines projections personnelles incitent à une telle appréciation qui est aussi une quête de validation d’une expérience individuelle. La question du deuil m’intéresse depuis la disparition de ma mère (Mà); j’en ai parlé de diverses façons mais elle reste inépuisable parce qu’elle évolue en dents de scie. Chez moi, cette évolution est toujours associée à d’autres pertes, dont celle de Soraya. Est-ce indépendant de ma volonté ? Toujours est-il que je me retrouve pleinement dans le propos de Chamoiseau. Oui, c’est vrai, il  n’y a pas de règle en la matière et chacun gère son deuil comme il l’entend. L’écriture peut contribuer à décortiquer, à domestiquer cette situation mais elle n’est pas la seule. Moi, dès le départ, je savais que mon exploration ne serait pas limitée dans le temps. L’autre jour, AF m’ a dit qu’elle avait fait le deuil de sa mère depuis 6 ans; je lui ai répondu que ce n’était pas du tout mon cas et que ma mère était encore dans mes pensées tous les jours, matin, midi et soir. J’ai entendu beaucoup de gens évoquer ce qui touche à la résilience, mais leurs propos m’ont paru secs, expéditifs, ternes, fermés, irréconciliables, étriqués, inesthétiques, par moments inélégants. C’est toujours noir ou blanc, jamais noir et blanc. Chamoiseau, lui, est dans un parfait équilibre, respectueux des autres positions; j’adhère à ce qu’il dit non seulement parce que je pense qu’on peut cohabiter avec un deuil intemporel, en faire même une source d’inspiration, mais aussi parce que l’argumentaire de l’auteur séduit, convainc par sa souplesse, sa sincérité. L’écrivain dit sa vérité sur le deuil, et cette vérité, je la fais mienne, je me l’approprie complètement.

Lamine Bey Chikhi

 

PS: Je connaissais de l’auteur ce que m’en disait Beida très au fait de son oeuvre (cf L’écrivain masqué, suivi d’un entretien avec Patrick Chamoiseau, sous la direction de Beida Chikhi, édition PUPS, Paris Sorbonne, mars 2008).

 

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