Course contre la montre
Posté par imsat le 14 mai 2017
J’ai demandé à mon boucher de me confirmer si le premier jour du ramadhan prochain allait bien coïncider avec le week-end. Il m’a répondu par l’affirmative. Je lui ai dit que j’avais l’impression que le ramadhan de l’année dernière venait juste de s’achever. Je lui ai même dit, alors qu’il me taillait quelques escalopes de dinde, que j’avais le sentiment de revivre exactement la même situation, la même ambiance que celle qui prévalait ici même, au même endroit, il y a près d’une année. Il m’a dit que lui même ressentait la même chose, avant d’ajouter : « Quand le temps se rétrécit comme c’est le cas de nos jours, cela signifie qu’on n’est plus très loin de l’Heure… ». Cela fait des années que j’entends parler des signes avant-coureurs de la fin du monde. A l’époque où le FIS (Front islamique du salut) était aux portes du pouvoir et dirigeait déjà la quasi totalité des 1548 communes du pays, on évoquait souvent ce qui pouvait être perçu comme annonciateur de la fin des temps. On citait par exemple la croissance exponentielle et anarchique des constructions de toutes sortes à travers l’ensemble du territoire national, une déliquescence de la société, la néantisation des valeurs traditionnelles, la fin d’une certaine morale. Je ne me rappelle pas avoir participé aux discussions liées à ces supputations; elles me parvenaient indirectement et bien malgré moi via les conciliabules de mes collègues. Le temps, puisque c’est de lui qu’il s’agit en définitive, j’en parlais surtout avec Mà, mon interlocutrice privilégiée. « Le temps file, court, s’échappe, nous échappe. Aujourd’hui, c’est déjà demain…. » me disait-elle. Nous le constations, certes, mais sans jamais éprouver le besoin d’en décortiquer la teneur, la portée, les répercussions. Entre nous, il n’était pas question que du temps matériel. Je ne sais d’ailleurs pas si cette notion de temps matériel est vraiment adéquate pour parler d’un emploi du temps, d’une programmation-planification du temps. Nous épiloguions sur ce sujet en référence à des choses simples. Et puis surtout, nous le faisions dans la sérénité. Et c’est aussi cela qui a complètement changé. Mon boucher avait les yeux exorbités, le regard effaré, l’attitude crispée en me décryptant à sa façon les conséquences du rétrécissement du temps. Il semblait me dire que le temps nous était désormais compté. J’ai opiné du chef sans dire mot et je suis parti. Je n’étais pas d’accord avec lui mais je n’allais tout de même pas le lui dire. Qu’est-ce que cela aurait donné que je lui dise que j’ai toujours opté pour des arrêts sur image, des rétrospectives tranquilles, que le souvenir de la veille du ramadhan dernier et son émergence au moment où j’entrais dans sa boucherie en faisaient partie ? De toute manière, je ne me voyais pas du tout lui raconter mon approche du temps ni ce que je faisais depuis belle lurette pour avoir l’illusion de revivre ce qui fut et que je savais révolu. Je n’allais pas évoquer avec lui internet d’autant que le temps auquel je songeais n’avait rien à voir avec celui d’internet. Je ne me voyais pas non plus lui « révéler », alors qu’il m’exposait sa version courte, réductrice et expéditive du temps, que je pensais à l’immense Docteur Jivago de David Lean avec Omar Sharif et Julie Christie, que, tout dans ce film (le scénario, les personnages, le jeu des acteurs, les décors, la sublime, l’entraînante, l’enveloppante musique de Maurice Jarre), m’apparaissait comme une course contre la montre, contre le temps, ce temps qui se déploie tel un rouleau compresseur, ce temps qui brise des destins, des amours, bouleverse l’histoire (la grande et la petite), remet tout en question, impose ses règles, transcende tout, use et réduit l’individu à presque rien. Le film de Lean, je le connais par coeur pour l’avoir vu plusieurs fois. La fin tragique et poignante du docteur Jivago interpelle notamment sur la dimension insaisissable, indicible, évanescente du temps…
Lamine Bey Chikhi
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