Sans détours…
Posté par imsat le 7 mai 2017
J’ai entendu un écrivain dire qu’il préférait utiliser les outils fictionnels et tout ce qui y ressemble pour écrire, plutôt que le « je » qui renvoie au récit autobiographique. J’en ai entendu un autre soutenir exactement le contraire et affirmer qu’il ne comprenait pas pourquoi bien des romanciers s’échinaient à fabriquer des histoires, des personnages, des situations alors qu’ils pourraient simplement se raconter, raconter leur vie, partager leurs souvenirs, leurs moments de bonheur, leurs épreuves. Je n’adhère pas au propos relatif à la pertinence ou à l’attractivité des processus fictionnels. Pourquoi en effet passer par la fiction pour dire les choses ? Pourquoi emprunter des chemins plus ou moins labyrinthiques, souvent inutilement laborieux pour s’interroger, par exemple, sur ceux qui survivent difficilement, et dans certains cas pas du tout, à certaines disparitions (je pense à trois personnes en particulier), ou encore sur les causes d’une tragédie ou tout simplement sur des scènes banales ou singulières de la vie ? Cela se discute t-il ? Peut-être, mais cela reste une affaire de liberté. Moi, je plaide pour le « je » que je trouve fluide, sincère, proche de la réalité, la traduit directement même si la nuance est parfois nécessaire pour affiner le propos. Le « je » c’est de la littérature appliquée (à la vie). Pourquoi, dès lors, devrais-je inventer, scénariser une histoire pour évoquer, par exemple, ma dernière après-midi lumineuse alors que je l’ai vécue concrètement, pleinement ? Pourquoi devrais-je user de stratagèmes techniques et autres arrangements du même type pour dire qu’elle remonte au printemps 1999, qu’elle fut extrêmement agréable, détendue, interactive, enrichissante, pour dire aussi que chacun de nous, là où nous étions, à ce moment-là, était parfaitement, idéalement à sa place, que Mà était encore en relative bonne santé, que Bouteflika, l’homme providentiel, venait d’être élu Président de la République, que son élection était porteuse de grandes espérances et annonciatrice de formidables perspectives, qu’elle marquait le début de la fin de la tragédie nationale ? Pourquoi donc devrais-je emprunter l’indéfini là où il n’est pas approprié, là où il ne ferait que compliquer, alourdir, opacifier des situations qui n’ont pas besoin de l’être ? Si la littérature, c’est la vraie vie, pourquoi alors s’encombrer d’arguties de toutes sortes pour s’exprimer ? Cette après-midi là ressemblait à celles des années 60-70. Aujourd’hui, avec le recul, c’est précisément ce que je pense. Je me dis que celles qui marquaient nos fins de week-end étaient presque toutes exceptionnelles, positives, heureuses, mais à l’époque je n’en étais pas totalement conscient parce qu’elles étaient fréquentes et qu’elles s’inscrivaient dans une normalité, dans l’ordre naturel des choses. Avant la descente aux enfers, ces moments-là étaient reconductibles quasi automatiquement et à l’identique. Je ne m’en rendais pas compte. Et puis, vint la rupture, le chaos ou presque, qualifié, selon les sources, de tragédie nationale, de décennie noire ou encore de guerre civile mais pas seulement. Je précise au passage que je ne suis pas d’accord avec ces définitions tout simplement parce qu’elles ne rendent pas compte de tous les soubassements historiques, culturels, politiques, psychologiques du conflit. Quoi qu’il en soit, ce qui était supposé assurer quelque continuité ne pouvait plus tenir la route. Les liens se sont distendus avant de se défaire complètement dans la société mais pas seulement. Cette après-midi là, ce n’était pas rien. En football, on parle de match-référence à propos d’une rencontre qui met en valeur les vraies forces, les valeurs, les qualités intrinsèques d’une équipe. La référence, c’est un marqueur. Eh bien, c’est ce que je dirais de l’après-midi en question parce que, depuis, il n’y en a plus eu de semblable. Voilà, c’est dit simplement, sans détours, et je ne me vois pas fabriquer une évocation parallèle, une ambiance différente, pour me remémorer. Par contre, je préciserais volontiers que le vécu est susceptible d’être réenchanté, enjolivé, réévalué sans être dénaturé sur le fond. Encore, dans cette hypothèse, s’agirait-il surtout de chercher à mieux qualifier la situation après s’en être éloigné. C’est justement ce que j’essaie de faire en gardant par ailleurs constamment en tête cette interrogation sur l’impossibilité de parler comme on écrirait. Autrefois, j’entendais nombre de gens raconter, questionner, s’étonner, se plaindre, s’enthousiasmer comme s’ils écrivaient. Le réel l’emportait sur la fiction. Autrefois, c’était possible parce que le terrain était déblayé, naturellement assaini et que la parole n’était pas parasitée ni exposée à la surenchère, à la polémique. Le réel se suffisait à lui-même. Il fallait juste le dire. C’est cela qui me parait être complètement tombé en désuétude.
Lamine Bey Chikhi
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