Arrêt sur images
Posté par imsat le 4 décembre 2017
Doit-on rendre compte du réel non pas parce que c’est le réel mais parce qu’il signifie le présent, l’urgence, le concret, l’histoire immédiate ? Ce qui est sûr, c’est que le réel n’est pas appréhendé de la même façon par ceux qui écrivent. L’autre jour, j’ai suivi un reportage traitant de l’Uruguay. On y évoque les luttes sociales et politiques qui ont marqué l’histoire du pays. Un ancien responsable syndical prend la parole, relate son combat et celui des siens. Il conclut son intervention en citant l’écrivain argentin Jorge Luis Borges: « Ce quartier de Buenos Aires est dans un coin de ma mémoire… » dit-il. Pour moi, le point focal du documentaire est dans cette phrase, c’est même cette phrase toute entière et seulement elle qui singularise le film et le propulse au-delà de ses frontières nationales. Pourquoi ? Parce qu’elle est universelle, parce qu’on se l’approprie spontanément, sans réserve, parce que n’importe quel citoyen du monde aurait pu l’avoir prononcée. Ce quartier de Buenos Aires renvoie à l’enfance, à la ville natale. Cette phrase a peut-être été dite par quelqu’un d’autre, quelqu’un de différent de Borges, à propos d’un autre quartier, d’une autre ville. Et cette autre ville pourrait être n’importe quelle ville dans le monde. Le syndicaliste s’y est référé dans l’épilogue de son discours. J’ai eu l’impression que la citation de Borges éclipsait complètement tout le reste, tout ce que le documentaire voulait nous donner à voir, hormis, peut-être, cette séquence montrant des gens danser le tango sur une placette de Montevideo…Plus qu’une évocation nostalgique, le souvenir de Borges a à voir avec le devoir de mémoire mais pas celui qui ravive des douleurs, des blessures. Ce serait plutôt un devoir de mémoire heureux, sympathique, agréable. Pour ma part, je crois avoir inscrit pas mal de souvenirs dans une optique similaire, des souvenirs liés à des endroits de ma ville natale, des rues, des chemins, des quartiers. Naturellement, la formulation est importante, décisive. Ce que j’aime dans le propos de Borges, c’est précisément son articulation, son ordonnancement. L’image est circonscrite à un quartier de Buenos Aires. Cette balise spatiale me fait penser au rapport qu’entretenait Naguib Mahfouz avec Le Caire, sa ville natale qu’il n’a jamais quittée et autour de laquelle l’écrivain, prix Nobel de littérature en 1988, a construit toute son oeuvre. Aujourd’hui, on parle à la hâte des lieux d’autrefois; on en fait une approche matérielle, commerciale, quantitative, une approche dénuée d’émotion. On est confronté à une problématique extrêmement complexe du temps. Dès lors, on passe à côté de la quintessence de ce qui fut et qui n’est plus. Les arrêts sur images ne font plus recette, sauf dans le cinéma…
Lamine Bey Chikhi
Publié dans Non classé | Pas de Commentaire »