Bribes d’histoire -11-
Posté par imsat le 14 novembre 2018
Je m’étais promis de revenir sur certaines évocations soit parce que je les avais à peine esquissées soit parce que je trouvais que je n’en avais pas tiré tous les enseignements sur le plan de la réflexion. Celle qui, aujourd’hui, me paraît devoir être décryptée est liée à une sorte de phrase-sentence de mon cousin Chérif quelques mois avant son décès. Au terme d’une conversation que nous avions eue au sujet des archives dont il disposait et pour lesquelles j’avais manifesté un réel intérêt, il m’avait dit, placidement et l’air convaincu, assuré, comme s’il n’avait pas besoin d’argumenter: « A Batna, l’histoire des Chikhi s’est achevée en 1962″ Sur le coup, je me suis dit que je pouvais peut-être avoir des convergences avec lui; j’ai d’abord trouvé que son propos avait une résonance particulière, un certain retentissement. J’ai tout de suite pensé à « La fin de l’histoire et le dernier homme » le livre phare du politologue américain Francis Fukuyama paru en 1992 même si je savais que ce n’était pas du tout le même registre. Quelque chose dans ma tête me disait que je pouvais quand même établir des passerelles entre certaines de mes lectures et ma compréhension de l’histoire de ma famille. C’est d’abord à cela que le constat formellement implacable de Chérif m’a fait penser. Cette recherche de liens, cette tentation de l’extrapolation, c’est comme un réflexe que je cultive parce que j’estime que l’interactivité intellectuelle, les connexités dialectiques sont à puiser un peu partout et notamment dans ce que l’on a pu engranger comme idées, concepts, modes de raisonnement via nos lectures, nos échanges. Si j’avais revu Chérif, nous aurions pris le temps d’en discuter. Et je suis à peu près sûr que nous serions tombés d’accord pour considérer au moins que 1962 marque non pas la fin de l’histoire mais la fin d’une histoire de notre famille. Pour moi, le constat de la fin de l’histoire est d’abord porteur d’une nostalgie: nostalgie d’une époque que nous n’avons pas connue ou dont nous n’avons connu que des « reliquats » à travers ce que les adultes nous avaient raconté. La référence à l’époque dont il s’agit renvoie à un mode de vie, des rapports intra familiaux, des relations sociales, un patrimoine matériel et culturel, un processus de transmission, un héritage, des implications protéiformes (économiques, sociales, politiques…) d’une famille, la nôtre, dans le réel, les réalités d’une ville, Batna, entre le milieu du 19è siècle et l’indépendance du pays en 1962. Je crois utile de préciser que lorsque je parle de nostalgie, je le fais principalement sous le prisme de la famille. C’est donc une nostalgie familiale y compris quand la référence correspondante porte aussi indirectement sur son cadre temporel. A la limite, je pourrais même dire que l’époque en question n’aurait de sens que par rapport au sentiment que chacun d’entre nous éprouve pour notre famille, pour son histoire. C’est une affaire de perception, de sensibilité, sans doute aussi de conscience. Pour ma part, je soutiens que si je gomme les images, les anecdotes vécues ou rapportées en lien avec cet aspect mais aussi ce qu’elles pourraient susciter à un niveau individuel, eh bien les considérations relatives à la problématique de l’époque s’écroulent, disparaissent. Je tenais à le préciser de sorte qu’il n’y ait ni amalgame ni équivoque ou malentendu sur mes intentions ou sur mon approche de l’histoire. Il n’est pas exclu que je m’en explique à nouveau.
Lamine Bey Chikhi
J’ai eu à évoquer, avec Chérif, certaines phases de l’évolution de la famille à Batna. Il avait une grande admiration pour Papa; il avait enregistré que son décès remontait à l’année 1962 et non pas au début de l’année 1961. Un jour il m’avait dit que lorsque les hommes en vue d’une famille partaient c’est une nouvelle ère qui débute avec plein d’incertitudes et de changements majeurs tels que les déplacements, les installations ailleurs qu’au « chef lieu », le début de nouveaux exils.
À l’évidence il ne s’est pas trompé.