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Indépendance algérienne, an 50

 

 

« Le 5 juillet 1962 » et l’idée d’indépendance nationale

 

dans la littérature algérienne

 

   Synthèse d’une Conférence de Beïda Chikhi prononcée le 26 avril 2012

 

au Centre culturel italo-français de Rome

 

 

2012 voit célébrer le cinquantenaire de l’indépendance algérienne avec la nécessité d’une lecture constructive de l’histoire.

 La littérature a largement contribué à l’interprétation des faits cruciaux qui ont marqué l’histoire algérienne de 1830 à 1962 ; elle a également fait avancer la critique historienne et en a éclairé les concepts les plus utilisés : la colonisation, la révolution, la guerre de libération, l’indépendance. Ces concepts, les écrivains, – notamment Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar – les ont utilisés selon les modalités européennes mais les ont formalisés à l’épreuve des événements vécus de l’intérieur par les Algériens. Par exemple, la colonisation de l’Algérie est perçue comme très ‘’française’’ dans ses objectifs et sa méthode ; la révolution algérienne a un modèle : la révolution française avec ce qu’elle projette de radical et de définitif. En revanche, l’idée d’indépendance est peut-être algérienne en ce qu’elle découle d’abord du renversement des objectifs coloniaux, du détournement de leur esprit et de leur discours. Ensuite, elle renoue avec des principes, des valeurs, des comportements ataviques qui ont fondé les structures les plus anciennes de l’Algérie et que des anthropologues, Pierre Bourdieu et Mustapha Lacheraf parmi les premiers, ont analysés. L’idée d’indépendance, en écho au mot « liberté » de la langue berbère, est inscrite dans le nom propre de l’ancêtre mythique, Amazigh, de sa terre et de sa langue.

 

L’indépendance, une idée algérienne ?

L’indépendance, c’est un jour : le 5 juillet 1962. Jour exceptionnel car il marque une coupure dans l’ordre du temps et un retour au déroulement normal de l’histoire. C’est un moment festif et euphorique de réoccupation du territoire et de l’espace symbolique, concrétisée par le déploiement de l’emblème national. La littérature présente bien ce moment comme la fin de « la nuit coloniale », ce « temps mort de l’histoire » qui a relégué les Algériens aux marges de l’histoire.

Dans la plupart des villes, la fête du 5 juillet 1962 s’est prolongée sur plus de six jours, à la suite de quoi une injonction des autorités est adressée au peuple de libérer la rue pour le travail et de retrousser ses manches. Cette injonction a été suivie d’effets immédiats et a ouvert l’ère de la postindépendance. Quelque chose de fabuleux a eu lieu au cours de cette semaine très festive : une ouverture sans limite de l’imaginaire libérant autant les corps que les langues, autant l’énergie vitale que l’esprit créateur. Les romans et nouvelles des années 1960 évoquent cette ambiance festive mais ne mettent en exergue aucune promesse enchanteresse portée par l’événement. Bien au contraire, dans la fiction comme dans le réel, les sacrifices et le travail pour l’édification nationale apparaissent dans la continuité de la guerre. Les propos des personnages et globalement le discours social insistent sur le fait que l’indépendance est fragile et que des formes de néocolonialisme rôdent encore autour du pays. C’est alors qu’apparaissent les nouvelles acceptions de l’idée d’indépendance : économique, sociale et culturelle, et c’est dans ces termes-là que la littérature des années soixante-dix évoque les nouveaux défis, à la différence près que si la guerre a été décrite au prisme de la collectivité, la postindépendance va se mesurer à l’aune subjective de l’individu et prendre sens au travers de la personnalité presqu’exclusive de l’auteur et de son mythe personnel. On oppose généralement ces deux moments de la littérature en termes de « quête nationale » et de « quête de soi », mais on s’accorde à dire que le soubassement des œuvres reste constitué de la même pensée historico-littéraire, percutante, édifiante, inventant des formes novatrices au profit d’une histoire en accélération. Cette pensée ne se nourrit pas de certitudes, mais qu’elle soit globale ou personnelle, elle relève d’un questionnement double :

 

  1. comment réoccuper son territoire algérien et être à la hauteur du souffle porté par ce territoire ? Cette première question est une affaire interne ; 
  2. où et comment situer l’Algérie dans la modernité et l’économie mondiale, en somme, hiérarchiser les liens qui nous unissent au Maghreb et à l’ensemble du monde islamique qui nous a soutenus ; à l’Afrique qui nous a générés et façonnés, à la Méditerranée dont l’influence est manifeste depuis l’antiquité ; à l’Europe qui nous a marqués de façon indélébile et, au-delà, aux Amériques (USA et Amérique latine), qui ont joué, dans la décolonisation, un rôle important mais encore mal connu ?

 Cette pensée reste très active, et encore plus explicite dans les œuvres les plus récentes, par exemple, dans les derniers romans de Rachid Boudjedra. L’idée d’indépendance se complexifie au gré de l’écriture. Pour beaucoup, il s’agit de commencer d’abord à refonder ses liens avec l’Afrique, le véritable socle ; c’est la perspective qu’avaient commencé à développer Jean Amrouche, Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, et qui fait de l’indépendance un processus de ré-initiation et de réapprentissage. Il s’agissait d’arpenter l’espace à la découverte des régions et de ramener à la surface les récits, les codes et les savoirs ensevelis.

 Les utopies fleurissent et forgent la vision d’une Algérie idéale redécouvrant ses qualités originelles. La littérature va commencer à gérer les « inconnues » et les antagonismes culturels susceptibles de se manifester entre les rivages de la Méditerranée et le Sahara, grand isthme africain. Les écrivains militent pour la mobilité et s’associent à une initiative politique majeure : l’organisation à Alger, en 1969, du premier festival panafricain.

 

Le Festival panafricain d’Alger est une manifestation culturelle particulièrement significative pour l’idée d’indépendance. Les artistes et les intellectuels africains, ou issus de la diaspora africaine, y développent des pensées directement articulées à l’indépendance comme processus pédagogique. Le festival a misé sur les expressions artistiques populaires dynamiques : la musique, la danse, le théâtre,  les concerts, les spectacles de rue, les expositions, les projections, les concours…  Il est inauguré, le 5 juillet 1969, par une grande parade dans les rues d’Alger, directement accessible à la population. Des troupes et des artistes venus de toute l’Afrique et des États-Unis sont investis d’une responsabilité à la fois politique, esthétique et pédagogique. Des documentaires, articles de presse, et interviews montrent que la première édition du Panaf  a fait sensation. Á travers ses multiples célébrations, la culture africaine a expérimenté, à Alger et pour son propre compte, les modalités d’une légitimation internationale, prometteuse, avec des têtes d’affiche comme Miriam Makeba, qui acquiert cette année-là un passeport algérien, Archie Shepp, qui fait entendre, en compagnie de musiciens traditionnels algériens, ses improvisations free jazz, Barry White, Manu Dibango, Nina Simone, Sembène Ousmane… Les leaders africains de mouvements de libération et les Blacks Panthers sont de la partie…

 On aura plaisir à retrouver dans le documentaire réalisé par William Klein, Festival panafricain d’Alger, 1969, l’atmosphère et l’esprit qui ont présidé à l’idée d’indépendance. L’articulation des événements festivaliers du Panaf est telle qu’elle laisse entrevoir, à l’arrière-plan du thème filmique, les archives d’une histoire coloniale violente et les contours d’un néocolonialisme tapi dans l’ombre. Des questions inscrites sur la séquence inaugurale du film invitent le public à réfléchir sur les notions de territoire, de culture, de révolution, suscitées par l’indépendance algérienne.

  Photographe et réalisateur américain, William Klein a réalisé des livres marquants et des films pour faire partager l’esprit cosmopolite qu’il affectionne dans les grandes métropoles telles que New York, Moscou, Tokyo… C’est bien l’effervescence cosmopolite insufflée par l’indépendance algérienne qui l’a passionné  dans le festival de 1969.

 

L’indépendance et l’effervescence cosmopolite

 L’esprit du festival panafricain 1969 a été porté par l’effervescence cosmopolite qui a régné dans les grandes villes algériennes entre 1963 et 1980 avec l’afflux des coopérants techniques et autres artisans culturels et politiques. La rue algérienne était multiethnique, multiculturelle, polyglotte ; elle offrait au quotidien un spectacle étonnamment bigarré et inspirait aux universités énergie et audace. Une aptitude exceptionnelle à accueillir la diversité des pensées et des savoirs s’est manifestée dans l’espace universitaire, entièrement décloisonné… Côté littérature, on y développait des enseignements novateurs de littérature universelle et la littérature comparée y trouvait un terrain favorable d’investigation, de même que la linguistique, les nouvelles théories littéraires, les grands mouvements liés aux sciences sociales, à la philosophie, à l’épistémologie. C’est également l’époque où le préfix trans- a fait son apparition : la ‘transvision’ historique à travers des notions, aujourd’hui reprises en boucle et sans mention de source, de transnationalité, transculturalité, transgénésie, transgénérique, transsexualité… La littérature mondiale avec ses motifs circulaires relevant d’une vision globale des faits culturels issus des indépendances africaines, était déjà objet de décryptage. Elle était basée sur une relecture  des grands textes fondateurs du monde, ceux notamment de Sophocle, Virgile, Khayyam, Ibn Arabi, Dante, Rabelais, Shakespeare, Cervantès, Rimbaud…). Une nouvelle collecte patrimoniale avait commencé à s’organiser avec l’intégration des premiers grands textes africains.

Le cosmopolitisme s’est imposé pendant les années 60-70 comme une véritable philosophie portée par une rencontre d’un nouveau genre, incitant au voyage et à l’échange. Là, en Algérie, l’internationale socialiste, le panafricanisme, le panarabisme, les artisans de mai 68 avaient des choses à se dire. Les grands mouvements internationaux se sont emparés de ce nouvel espace de liberté et en ont fait un laboratoire sociologique et intellectuel exemplaire.

 Mais curieusement, les écrivains n’ont rendu compte de cette période fort intéressante que de manière allusive ou allégorique comme Mohammed Dib, ou fragmentaire comme Mouloud Mammeri et Assia Djebar, sans doute parce qu’ils ont ressenti ce phénomène comme transitoire avant la reprise en main des années 80, qui allait faire du cosmopolitisme, l’ennemi à abattre parce que « source de désordre ». Sans doute se sont-ils aussi un peu méfiés de cette ouverture ‘’excessivement euphorique’’, qui risquait de nous faire tomber de Charybde en Scylla.

 L’Algérie avant tout

 C’est alors que la question identitaire prend une nouvelle direction, avec un maître-mot : « algérianisation ». La reprise en main se fait sur le mode politique français de la Nation dans ce qu’elle a de plus ordonné : une langue, une religion, un renforcement de l’État-Nation par des institutions culturelles et pédagogiques autocentrées, la consolidation des frontières etc. mais avec en moins le jeu démocratique.

 L’indépendance comme idée algérienne se poursuit donc avec l’algérianisation de tout ce que la France a francisé, ou confisqué à son seul bénéfice : les institutions, la modernité, les grandes idées telles que la démocratie. La littérature commence par raviver ce que la colonisation a asséché : une culture, des langues, des structures sociales, des modes de vies. Mais l’indépendance apparaît également comme une démarche qui consiste à remplacer les pertes par les « butins de guerre » et à accepter des liens avec des disciplines sans lesquelles on ne pourrait articuler la mémoire de la guerre coloniale pour en faire de l’Histoire.

 Côté héritage littéraire et linguistique français, la littérature de la guerre et celle de la postindépendance vont dans le sens de l’algérianisation mais proposent des médiations en introduisant de l’affectif là où il n’y avait que violence et conflit. Assia Djebar a fait un travail remarquable dans ce sens. Elle a suivi en cela la problématique ouverte par Jean Amrouche et développée par Kateb Yacine : l’algérianisation est une affaire généalogique qui n’a cessé, depuis l’antiquité, d’absorber les modèles imposés par les conquérants tout en affichant en contre-point l’origine, les caractères, et les acquis de la tradition. Cette problématique se décline comme force des impacts, comme irrédentisme et refus de la concession, et enfin comme crise qui va générer la décennie noire, car l’algérianisation n’a pas été comprise de la même façon, et les revendications ont été divergentes, parfois conflictuelles et exclusives entre les mouvements les plus puissants : l’arabisme, l’islamisme, le berbérisme, avec des alliances conjoncturelles incontrôlables. Néanmoins la littérature n’a cessé de formuler l’idée d’indépendance à travers une modernité exigeante et autocritique. Modernité qui ne peut se vivre que sur le mode de la liberté individuelle : liberté d’expression, de création, de religion, de mouvement, etc.  Et comme à ses débuts, la littérature soigne l’idée d’une algérianité fortement assumée face aux risques de dilution dans un mondialisme conquérant. Rappelons que la mondialisation ne suscite pas vraiment l’intérêt des écrivains algériens ; c’est plutôt l’universalisme qui est le plus fréquemment interrogé ; il apparaît comme un concept découlant de la même source que le cosmopolitisme, mais développant une autre conscience, celle du pattern occidental s’universalisant pour son propre compte : les droits de l’Homme, une certaine idée de la démocratie, une certaine idée de la justice sociale, une certaine idée de la littérature, etc. Les textes algériens analysent bien les retombées des civilisations qui ont créé et exporté, tour à tour, ‘leur universalité’. La tension entre Orient et Occident relève d’une histoire de rivalité et de concurrence entre l’universalité à la française, héritée des Lumières, et l’universalité islamique issue d’une civilisation qui a atteint son apogée à l’époque médiévale mais qui entend bien reconquérir son monde. Entre les deux universalités, certaines valeurs ne sont pas négociables ; la liberté, la tolérance, l’accès illimité à la connaissance et aux savoirs, la démocratie, constituent la grille d’interprétation politique de la plupart des textes littéraires algériens.

 50 ans après

 Le panaf, réédité en 2009 avec de très nombreux écrivains africains a eu surtout un effet mémoriel comme pour célébrer et renforcer l’indépendance à l’algérienne. Le 5 juillet 2012 est une date de victoire et de réflexion nécessaire à la nation, et 50 ans, c’est la durée qui permet de reprendre en amont l’enchaînement événementiel et de l’interpréter en fonction de nouvelles configurations et de nouvelles exigences. En tant que « fête nationale », l’idée d’indépendance aura à éclairer d’autres versants et d’autres luttes en créant et en consolidant ses propres archives. Elle aura, enfin, à produire et à légitimer son propre récit en tant que longue durée et à l’enrichir de significations porteuses d’avenir. C’est en substance ce que disent et redisent les textes littéraires algériens, constamment créés entre le désir d’histoire et l’exigence esthétique.

Beida Chikhi

 

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